INVESTIR - 10.05.2022

Collectionner les «coquilles vides» n’est pas sans risque sur le plan fiscal

L’UE a récemment publié un nouveau projet de directive (directive Anti-Avoidance 3 du 22.12.2021) visant à décourager l’utilisation abusive de «sociétés écrans», c.-à-d. de sociétés sans substance suffisante. Il est important de faire remarquer que ce projet vise toutes les sociétés, quelle que soit leur taille.

Disposition anti-abus européenne

Le 27 janvier 2015, l’Europe avait déjà introduit une disposition générale anti-abus concernant l’application de la directive européenne mère-filiale, visant les «constructions» ou «séries de constructions» mises en place avec comme objectif principal (ou comme l’un des objectifs principaux) l’optimisation fiscale. L’obtention de cet avantage fiscal doit porter atteinte à l’objectif et à l’application de la directive européenne «mères-filiales». La construction doit aussi être «artificielle», c.-à-d. ne pas reposer sur des motifs commerciaux liés à la réalité économique. En Belgique, il en a découlé l’article 266, al. 4 CIR 92, concernant l’exonération du précompte mobilier sur les dividendes distribués, la déduction RDT pour les dividendes reçus et l’exonération fiscale des plus-values réalisées sur actions, la Belgique visant à la fois les distributions entre deux sociétés belges que celles en relation avec des pays tiers.

Le ministre belge des Finances a déjà expliqué que l’intention était uniquement de s’attaquer aux parties artificielles d’un montage, les autres parties n’étant pas touchées. En outre, l’évaluation tient également compte de raisons autres que purement commerciales. Une société holding qui est «activement gérée sur le plan financier» ne serait donc p.ex. pas considérée comme artificielle. Le fait d’utiliser une société holding ne signifie donc pas en soi qu’il y a un abus fiscal.

Cette interprétation a été confirmée dans une circulaire administrative du 6 novembre 2017. Cette circulaire souligne également que le «test d’artificialité» décrit ci-dessus est essentiellement un «test de substance». Il faut donc vérifier si la réalité juridique créée par l’acte juridique contient une logique qui est également valable dans un contexte économique non fiscal et qui correspond à la réalité économique. L’administration semble ainsi vouloir se rapprocher de la notion de «construction purement artificielle», évoquée pour la première fois dans le célèbre arrêt Cadbury Schweppes (C-196/04 du 12.09.2006) de la Cour de justice de l’Union européenne.

Question préjudicielle

En l’espèce, les conclusions de l’avocat général Kokott (CJUE, 19.01.2017, C-6/16) attirent particulièrement notre attention. Dans cette affaire, les autorités fiscales françaises avaient appliqué une disposition anti-abus française à une distribution de dividendes par une filiale française à une société mère luxembourgeoise, qui était elle-même contrôlée par une société suisse. Concrètement, le Conseil d’État français a alors posé une question préjudicielle à la Cour européenne afin de savoir si la directive mère-filiale de l’UE et les libertés européennes empêchaient l’application de la règle anti-abus en droit interne français.

Tout d’abord, l’avocat général a souligné que, dans le passé, la Cour européenne avait déjà jugé qu’une participation dans une autre société devait être considérée comme une opération relevant de la liberté de circulation des capitaux ou de la liberté d’établissement (CJUE, 13.04.2000, C-251/98) . En outre, la jurisprudence européenne établie (voir notamment CJUE, 12.09.2006, C-196/04) confirme qu’une mesure restrictive peut être justifiée lorsqu’elle vise spécifiquement des «constructions purement artificielles», qui n’ont aucun lien avec la réalité économique et visent à obtenir un avantage fiscal. Une «construction artificielle» est réputée exister lorsque la société n’est qu’un «établissement fictif», au sens d’une «société boîte aux lettres». Dans l’affaire française, cela s’est avéré ne pas être le cas, et les autorités fiscales françaises ont donc été déboutées. L’avocat général a également souligné que le simple fait qu’une société mère de l’UE soit contrôlée par une société ayant son domicile fiscal en dehors de l’UE constitue une «présomption générale insuffisante» pour pouvoir conclure à l’existence d’une évasion fiscale.

Sociétés écrans

Qu’est-ce qu’une «société écran» ?

Les sociétés qui répondent aux trois critères suivants sont considérées comme ayant une substance (un «contenu») (trop) limitée, avec pour conséquence un risque d’abus fiscal :

  • les «revenus passifs» (dividendes, intérêts, royalties, plus-values sur actions, revenus locatifs, etc.) représentent plus de 75 % du revenu total des deux années précédentes ;
  • plus de 60 % de la valeur comptable de tous les actifs se trouvent à l’étranger ( asset test ) ou plus de 60 % des revenus susmentionnés sont d’origine étrangère ( income test ) ;
  • la société a externalisé la gestion de ses opérations quotidiennes et la prise de décision sur des fonctions importantes au cours des deux années précédentes.

Si une société est considérée comme une «société écran», elle peut renverser cette présomption : p.ex. en démontrant qu’elle ne bénéficie pas d’un régime fiscal local favorable.

Obligation de rapportage

Les «sociétés écrans» présumées doivent respecter une obligation de rapportage supplémentaire, afin de convaincre les autorités fiscales du fait qu’elles ont une substance locale suffisante. L’entreprise doit alors indiquer, dans sa déclaration fiscale annuelle, qu’elle dispose de locaux professionnels propres suffisants dans son pays d’établissement, qu’elle a au moins un compte bancaire actif dans l’UE et qu’au moins un administrateur ou au moins 50 % de ses employés vi(ven)t à proximité de l’entreprise. Ces affirmations doivent bien entendu être étayées par des faits. Si la société ne respecte pas cette obligation, elle peut se voir infliger une amende correspondant à au moins 5 % de son chiffre d’affaires.

De graves conséquences à partir de 2024 ?

La Commission a pour objectif de transposer la directive en droit national d’ici au 30 juin 2023, avec une entrée en vigueur au 1er  janvier 2024. Toutefois, cela nécessite encore l’accord unanime de tous les États membres de l’UE.

Si une société est considérée comme «société écran», l’État membre de l’UE concerné peut lui refuser le bénéfice d’une convention préventive de la double imposition, de la directive européenne «mère-filiale» ou de la directive «intérêts-royalties». L’entité sera alors aussi considérée comme fiscalement transparente, ses actionnaires dans l’UE étant dès lors directement imposés sur ses revenus et ses actifs, avec toutefois un crédit d’impôt ou une déduction pour l’impôt déjà payé par la société écran. En outre, la «coquille vide» ne pourra plus obtenir de certificat de résidence fiscale ( certificate of tax residence ), ce qui réduira encore son droit à la protection découlant des conventions…

Exceptions

Les sociétés comptant au moins cinq employés à temps plein et générant exclusivement des revenus pertinents ne sont pas visées. En outre, il existe des exceptions pour certaines structures holdings au sein d’un même État membre et pour p.ex. les banques, les assureurs, les sociétés cotées, les fonds de pension, les OPCVM (UCITS) ou les fonds alternatifs (AIF).

Il était déjà conseillé de documenter tous les moteurs d’activité d’une structure d’entreprise transfrontalière, à la lumière de leur pertinence dans la chaîne de valeur du groupe. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’à partir de 2024, l’obligation de conformité sera élargie pour un grand nombre de société, afin de permettre aux autorités fiscales de vérifier s’il s’agit (ou non) de «sociétés écrans» (ou «coquilles vides»). Vous pouvez donc vous attendre à un contrôle «substance over form», le cas échéant. Une documentation adéquate est donc toujours plus importante, afin d’être bien préparé aux questions des autorités fiscales belges (et/ou étrangères).

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